«J'ai lu ce texte avec curiosité, avec avidité, de plus en plus passionnée d'en apprendre un peu plus sur ce géant que j'ai rencontré pour la première fois lors de la Foire culturelle, en 1968 à l'UQAC. Il m'avait convaincue d'y lire quelques uns de mes poèmes, surtout les plus irrévérencieux, car, me dit-il «Il faut que ça secoue!» Ce document des professeurs Lapierre et Richer peut paraître long, mais je n'ai pas trouvé un seul paragraphe à omettre car c'est toute une vie qui y est résumée. Et quelle vie! On croit connaître Ghislain. Nous en sommes loin. J'ai lu et relu avec émotion ce «cas» de l'école des Hautes études commerciales (HEC Montréal) me disant que ce serait bien de le partager. Permission m'en a été donnée. C'est avec joie que je partage.»
Christiane Laforge
Centre de cas
9 40 2007 019
Ghislain Bouchard, ce « fabuleux » organisateur (2003)
Cas produit par Francine RICHER et le professeur Laurent LAPIERRE
Dans sa confortable maison de Chicoutimi, Ghislain Bouchard a installé son bureau dans une pièce qui, chez d’autres, servirait de salon. Abondamment éclairé, pour le bien-être de nombreuses plantes vertes, exotiques et matures, on y trouve une table – pour les discussions entre amis et la dégustation d’un bon vin, sans doute, ! un pupitre qui disparaît sous les dossiers, une bibliothèque, un téléviseur et un magnétoscope. Ghislain Bouchard aime parler de ce qu’il aime et surtout, autant que faire se peut, illustrer ses propos de photos ou de références visuelles.
Ghislain Bouchard a connu une carrière marquée au sceau de la polyvalence. Après avoir fréquenté le Séminaire de Chicoutimi où il fait son cours classique, il poursuit ses études à l’Université Laval, en lettres et en sciences sociales, avant de suivre une formation à la Harvard Business School. Au milieu des années 1950, Ghislain Bouchard enseigne à l’École de commerce de Chicoutimi. C’est après une seule année d’enseignement à cette école qu’on lui propose unebourse d’études dans cette prestigieuse université afin qu'il s'y familiarise avec la méthode des cas.
Mon anglais n’était pas parfait. Il y avait un examen de 2 500 questions. C’était épouvantable, mais j’ai passé. Le destin ou ma « bonne étoile » m’ont permis d’être accepté dans une classe de 95 étudiants. Tous les cours étaient basés sur la « méthode des cas » (The Case Method). Je ne pouvais pas me permettre d’intervenir comme je l’aurais fait en français. Je me suis dit que je pouvais quand même y apprendre quelque chose. La méthode des cas était, de toute évidence, inspirée de la casuistique inventée par les Jésuites. Malheureusement, le contexte économique, politique, social et législatif des Américains rendait nos interventions plus difficiles. N’empêche que cette méthode de mise en situation peut être très efficace.
De 1955 à 1961, Ghislain Bouchard sera directeur des études à cette École de commerce. Ensuite, pendant huit ans, de 1961 à 1969, il enseignera la diction, l’expression orale, le théâtre et l’histoire à l’École normale Cardinal-Bégin. De 1970 à 1977, il est responsable des activités culturelles dans le cadre de la Foire culturelle de l’Université du Québec à Chicoutimi, puis du Carnaval-Souvenir de la même ville, où, de 1977 à 1984, il s’occupera d’opérettes et de comédies musicales.
De 1969 à 1977, il est professeur et directeur des Services culturels et des Services à la collectivité de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). De 1975 à 1991, il crée et anime, de concert avec sa conjointe Olivette Hudon, sa partenaire, son «amoureuse» de toujours, l’École de langue française et de culture québécoise à l’UQAC, qui reçoit de 250 à 300 personnes par session (12 000 étudiants au cours de ces années). L'École de langue a progressé jusqu’à devenir une sorte de modèle au Canada : «Pour l’administration, je n’étais pas si mauvais, mais Olivette était bien meilleure que moi. Moi, je planifiais. Je suis un “fieffé organisateur”. Olivette, c’était le “génie de la rationalisation”.»
Parallèlement à ses activités d’enseignement et de gestion, qui lui permettaient de gagner sa vie et celle d’une famille de cinq enfants, «C’était carrément pour manger », nous précise Ghislain Bouchard – il s’est engagé si intensément dans le théâtre que, depuis toujours, il se définit comme auteur et metteur en scène.
Dans sa bouche, le mot «costaud» revient souvent et malgré ses 70 ans bien sonnés, l’homme manifeste de la vigueur et il a de l’enthousiasme à revendre! Ghislain Bouchard est né le 1er juin 1932, à Sainte-Croix, une localité qui, au XIXe siècle, faisait partie d’Hébertville1, au Lac-Saint-Jean. C’est à lui que Ville de La Baie doit cette Fabuleuse Histoire d’un Royaume, «cette extravagance du coeur», qui en sera, à l’été 2003, à sa 16e saison. Ghislain Bouchard et sa femme, Olivette Hudon, se sont retirés, depuis quelques années, de l’organisation de cet important événement culturel qui amène, dans la région, tous les étés, autour de 60 000 spectateurs et touristes.
La Fabuleuse Histoire d’un Royaume – L’épopée
Selon son auteur, La Fabuleuse, comme il en abrège souvent le titre, a nécessité une année de recherche, de fouilles dans les archives et d’écriture, suivie d’une autre année et demie pour le montage et la mise en scène. Le spectacle historique venait à la suite d’une dizaine d’autres, créés par lui et Olivette. «Regardez ce bout de scène», nous invite-t-il, en lisant le texte de la pièce où les indications de scène sont omniprésentes : (Applaudissements.) «On aperçoit un groupe de notables qui faisaient partie de la procession. Soudain, le Premier Ministre paraît avec quelques personnes à sa suite. La foule applaudit. » Parfois, je suis encore plus explicite : « Un corbillard attend. On y place une tombe. Le cortège s’éloigne. Les danseurs sont à préparer une scène du pageant du centenaire. Les filles portent la robe du centenaire, les gars des chemises à carreaux. Le chorégraphe essaie de mettre au point un numéro. » Toutes les indications de scène sont là. En d’autres termes, j’écris le spectacle tel que je le vois et non comme un texte littéraire. Dans un autre paragraphe, le décor est décrit, l’éclairage aussi. En 52 ans de spectacles, j’ai fait de l’éclairage, au grand dam de mes éclairagistes en poste. J’explique que dans cette zone, il doit se passer telle chose, donc que l’éclairage doit venir de telle direction. Ailleurs, c’est la couleur qui importe. J’aime beaucoup utiliser le « surprise-pink » et les ambres très pâles.»
Évidemment, avec 700 000 watts d’éclairage et 800 projecteurs, on peut se payer toutes sortes d’effets. À La Fabuleuse, la scène où Jacques Cartier se présente devant François 1er fait paraître 75 costumes, dans des tons allant du rose, au mauve, au rouge, alors qu’à l’arrière, une fontaine de 60 pieds de largeur et de 25 de hauteur revêt des couleurs destinées à mettre en évidence les personnages. Dans un autre tableau, c’est l’ambiance de la pluie qu’il faut créer, ailleurs, la neige ou un matin ensoleillé.
En plus d’écrire le spectacle et de concevoir la mise en scène, Ghislain Bouchard a dû former nombre d’interprètes, dont 90 % étaient peu expérimentés. «Heureusement, j’ai pu les encadrer de quelques dizaines de danseurs, de chanteurs et de comédiens expérimentés, qui avaient participé à quelques-unes de mes productions précédentes ou suivi des cours dans le domaine.»
Jouée pour la première fois en 1988, La Fabuleuse a été confiée à des bénévoles et il en est toujours ainsi, comme ce fut le cas pour l’équipe de création des premières années. Pour eux, il ne s’agit pas seulement de jouer dans un spectacle, mais également de vivre une expérience excitante, dont ils ont parfois rêvé, comme celles que leur présente le cinéma. Après un nombre suffisant de répétitions, ils se sentent chez eux et grâce à la bande sonore (véritable régisseur du spectacle), personne n’a besoin de signaux pour rentrer dans le jeu ou en sortir. La bande sonore le commande et elle le dit avec force.
Bien sûr, cette façon de présenter un spectacle diffère énormément du travail en direct sur scène. Nous nous sentons beaucoup plus « acteur » de cinéma que comédien. Le plaisir de tenir un rôle n’en est pas moins excitant. Spectacle égale communication avec un public : communication par le rythme, par le mouvement, le geste, l’éclairage, l’émotion que l’acteur transmet. Vous pouvez être imbuvable dans un texte et la scène parfaitement moche, alors que quelqu’un d’autre, dans la même séquence, va être divin, sublime. L’expérience nous a appris que telle scène, il faut la faire de cette façon, ne pas s’en tenir à l’aspect intellectuel du texte, ne pas se gargariser des mots ou s’avachir sur une phrase.
Et Ghislain Bouchard de déclamer quelques extraits du Médecin malgré lui, en variant le ton et le rythme : «Non, je te dis que je n’en veux rien faire et que c’est à moi de parler et d’être le maître.» Voyez le rythme… «Ah! La grande fatigue que d’avoir une femme!» J’aurais pu dire : «Ah! La grande fatigue que d’avoir une femme!» Ça n’aurait pas d’impact. Comprenez-vous? Les grands comédiens comme Jouvet et les autres, hypnotisaient littéralement le public. Voilà ce que j’ai appris avec les Paul Hébert, Paul Buissonneau et autres.
Ghislain Bouchard, metteur en scène, admet que lorsqu’il travaille avec des acteurs : «Je suis un peu brusque, un peu passionné. Par contre, je les aime. Je ne peux tolérer, sur scène, quelqu’un que je n’aime pas.» L’homme a du caractère et une autorité certaine. «C’est vrai, je suis musclé sur la scène. Pour entraîner 200 acteurs, plus 50 à 60 personnes dans l’équipe technique, il faut être costaud. Il faut susciter une salutaire frousse. Ah! Ah! Ah!»
Avant de travailler avec des comédiens, Ghislain Bouchard se prépare longuement, il étudie le texte, il écoute, il est attentif aux émotions que le drame peut faire naître. Pour avoir de l’impact il faut que les scènes soient courtes.
«Je suis très influencé par le cinéma. Au cinéma, on n’est pas 15 minutes à niaiser devant la même image, tout change très vite. Un autre plan et tu vas chercher une autre facette. À l’opérette, l’approche est bien différente. Un groupe de chanteurs tâche d’acquérir une connaissance de la musique, des choeurs, les rôles sont identifiés, on peut aborder la mise en scène. Je me souviens de l’une des premières opérettes que j’ai mises en scène La Périchole de Jacques Offenbach, avec une chorale de La Baie. Après avoir écouté les choeurs, bien assis, Olivette et moi, on a accepté de monter la pièce avec eux. Ils connaissaient les chants, certes, mais cela n’avait rien d’un spectacle, d’un show comme on dit dans le métier. Les premiers déplacements furent catastrophiques. On ne pouvait pas chanter et bouger en même temps, qu’ils disaient. Mais, petit à petit, les rôles se sont dégagés du magma d'origine, les costumes les ont aidés à croire à leur personnage et ils ont évolué sans rien perdre des qualités musicales du début. Résultat : un beau succès, 20 représentations, distribuées sur une couple de saisons. Au départ, ces gens ne connaissaient rien du métier.»
«C’est une de ses qualités, précise Olivette Hudon, d’adopter une direction individuelle.» Et Ghislain Bouchard de poursuivre sur cette lancée : «Oui, j’aime jouer les rôles de tout le monde, essayer de leur montrer comment les jouer, faire les gestes pour qu’ils comprennent ce que je veux dire, se mettre en situation. Si tu écris des choses assez proches de l’âme, du coeur, des sentiments… le reste viendra bien.»
Michel Dumont, compagnon de scène pendant sept ans, avec La Marmite de Jonquière, disait : « Pour toi, c’est l’émotion qui est importante. Quand je joue avec toi, je la partage. Quand je fais la mise en scène, j’ai tendance à trop intellectualiser le texte. »
Comme chacun le sait, c’est Michel Dumont qui prête sa voix superbe à la bande sonore de La Fabuleuse Histoire. C’est lui qui communique, aux spectateurs, le premier frisson : Je suis l’Esprit de l’eau qui s’agite entre berges fantastiques… descend, monte sans relâche et ballotte les écorces paresseuses qui se mirent dans ma robe sombre de grisailles d’automne quand elle ne revêt pas la cape blanche des neiges d’hiver. Je transporte maints chuchotements, j’inspire belles parleries. Je suis la route du peau rouge et la voie de l’homme blanc. Je – suis – l’Esprit – du – fjord!
Dans une telle entreprise, selon Ghislain Bouchard, la motivation est un facteur essentiel à la réussite… ce qui n’empêche pas que les félicitations, les critiques favorables, les amitiés et les amours, les débuts sur scène soient des récompenses concrètes bien appréciées.
De Ville de La Baie à Monsecret
La Fabuleuse Histoire fut présentée avec un succès incontestable pendant l’été de 1988, de sorte qu’une reprise fut immédiatement décidée pour l’année suivante. En 1989, dans le cadre d’un programme d’échanges culturels lié à la célébration du bicentenaire de la Révolution, La Fabuleuse accueille une troupe française (170 participants), plus précisément de Monsecret, en Normandie. Leur spectacle fut présenté chez nous, à La Baie et il était prévu que la troupe de Ghislain Bouchard se rendrait en Normandie l’année suivante.
Pour nous permettre cette aventure, la troupe de La Fabuleuse avait demandé, en 1989, à Ville de La Baie, d’épargner une partie des recettes, pour faciliter cet échange. Une somme de 250 000 $ fut épargnée et la même opération, en 1990, permit de doubler cette somme. Cet argent allait permettre de financer totalement le voyage de chaque participant. Une brève visite à Monsecret permit de constater la dimension du défi. La quinzaine de concepteurs et de techniciens qui se rendirent, trois semaines avant le reste de la troupe, préparer la scène furent estomaqués de se retrouver devant une carrière de pierre abandonnée, sans aucune installation d’eau ni d’électricité, et 30 000 mètres cubes de pierre à déplacer. «Nos hôtes français se mirent à l’oeuvre d’une façon décidée et notre équipe parvint, dans ce court laps de temps, à construire des décors, aménager un plan d’eau de 100 pieds de longueur, construire des abris pour les comédiens et terminer l’aménagement d’une scène de 300 pieds de largeur, appuyée sur un mur de roc de 225 pieds de hauteur. Cinq tours d’éclairage de 40 à 50 pieds de hauteur, des gradins pour 3 000 personnes, des écuries pour sept à huit chevaux, des enclos pour un cochon, une vache, des poules, un garage pour une voiture ancienne, dont un taxi de La Marne de 1912, qui ne voulait plus fonctionner, voilà un portrait des travaux d’Hercule que nous eûmes à effectuer. Le pire moment est survenu lors de la générale deux jours avant la première. La génératrice de 700 000 watts s’est immobilisée pour toujours. Là, mon tempérament a pris le dessus et j’ai empoigné par le collet mon copain français et lui ai dit : « Mon c…. de Français, tu vas nous fourrer du courant icitte demain matin, ou bien on part en vacances sur la Côte d’Azur. »
La situation était dramatique. Ghislain Bouchard reconnaît que ce pauvre citoyen voulait bien faire : «C’était un fermier du coin, intelligent et très prospère, mais nous avions vécu une couple d’événements désenchanteurs, et celui-là était de trop.» Le lendemain, à 9 heures, une génératrice de 1,2 million de watts était en place. Elle arrivait de Bordeaux.
Le soir de la première, à l’heure prévue, 3 500 spectateurs étaient installés dans les gradins qui ne devaient contenir que 3 000 places. Il ne restait qu’à les séduire. «On nous avait prévenus que les Normands ont la réputation d’être calmes et d’applaudir poliment. L’accueil fut extraordinaire. Dès la première scène, ils ont applaudi fiévreusement. À l’entracte, ils étaient debout sur leur siège. Ça hurlait, ça criait, une explosion d’enthousiasme qui se répéta trois soirs de suite. Le village fit des profits de 100 000 $ et quand nous y retournâmes deux ans plus tard, avec nos 500 valises, le village était transformé, les poteaux électriques disparus, des fleurs partout, on aurait dit un village québécois (les poteaux en moins).» Des six représentations à l’affiche, cinq eurent lieu, dont quatre sous la pluie, et la sixième due être annulée pour la même raison. Cependant, l’objectif des 10 000 spectateurs fut également atteint et les profits réduits à leur plus simple expression.
Ces échanges avec la Normandie eurent des retombées heureuses : des contacts ont été maintenus entre les troupes d’ici et de France et certains d’entre nous, tel Dominique Laprise, notre talentueux et brillant compositeur, qui avait établi des contacts avec le directeur d’Ailly-sur-Noye, en Picardie, (lequel avait apprécié notre musique) fut invité par ce dernier à créer la nouvelle trame sonore de son spectacle relatant les 2000 ans d’histoire de sa région.
Si belle soit-elle, toute oeuvre est sujette à améliorations. Ce fut le cas pour La Fabuleuse Histoire d’un Royaume, dont Ghislain Bouchard retoucha quelques éléments techniques, des moments de mise en scène, des parties de la bande sonore. Il est, comme toujours, très critique de ses oeuvres : «Mes textes, je les réécris dix fois. Je « garroche » et puis, après, je corrige. Entre la première et la dernière écriture, il y a au moins huit à dix reprises. J'élimine les répétions de termes, les fautes d’accords de toute espèce. Il faut que mon texte soit impeccable. Il n’y a pas d’excuse. C’est un plaisir, mais c’est parfois douloureux aussi. Quand on tourne à vide, rien ne passe. Écrire des banalités ne donne rien. Moi, je commence toujours par la bande sonore, à laquelle je peux travailler deux ou trois mois. À ce stade, ce n’est pas nécessaire que les personnes pressenties pour des rôles soient celles qui les enregistrent. On attache beaucoup d’importance à la relation musique, chant, texte. En 1987, nos moyens financiers et techniques étaient limités. Si en 2003, je continuais à diriger La Fabuleuse aujourd’hui, je referais en entier la bande sonore sur laquelle repose tout le spectacle et je réajusterais certaines scènes que je trouve un peu démodées dans leur concept.»
S’il est critique de ses écrits, Ghislain Bouchard l’est de même pour les spectacles qu’il a vus en France, par exemple : «En France, ils ont la mauvaise habitude de trop s'appuyer sur la narration, laquelle est souvent très poétique, mais n’est surtout qu’une illustration de l’événement. La Fabuleuse s’appuie davantage sur l’action directe et le dialogue. »
Quand Ghislain Bouchard parle des retombées de La Fabuleuse sur sa vie personnelle et professionnelle, il le fait en ces termes : «Chose évidente, ce spectacle a été pour moi une expérience incomparable par sa dimension, sa durée, les revenus engendrés à la municipalité, la renommée des créateurs de la région. Il fut un temps où nous étions contents d’offrir 10 ou 12 représentations d’un spectacle. On s’est aperçu qu’en investissant suffisamment et en créant un truc puissant, on pouvait tenir l’affiche pendant plusieurs semaines par année. Personnellement, j’en ai tiré des revenus assez importants en droits d’auteur et en cachets pour la direction artistique. Il est certain que La Fabuleuse a été un stimulant majeur pour le développement touristique. Les spectateurs de la première année venaient surtout de la région, mais « la bonne nouvelle » s’est répandue et de plus en plus de touristes s’ajoutèrent à la clientèle existante. Je me souviens du Père Laurent Tremblay, un de mes parents éloigné du côté maternel, venu à un grand rassemblement de la famille des Tremblay, qui m’avait dit, tout excité, que « c’était le plus beau spectacle qu’il avait vu depuis longtemps ». C’est lui qui, pendant les années 1930 et 1940, avait créé une dizaine de pageants1, dont celui dont on parlait encore avec enthousiasme 50 ans après.
Quelques points de départ
La Fabuleuse Histoire d’un Royaume a connu un long cheminement, dont le point de départ se situe peut-être bien en 1949, alors que Ghislain Bouchard était étudiant au Séminaire de Chicoutimi. Il y fut pensionnaire pendant les huit années de son cours classique et, parallèlement à ses études, il faisait du théâtre : «J’ai joué le rôle de Sganarelle, dans Le Médecin malgré lui et ensuite, j’ai joué dans Les Femmes savantes et l’Avare, de Molière. Je récitais des extraits de Racine et de Victor Hugo…»
Pourtant, l’héroïne de La Fabuleuse, Mademoiselle Thérèse, qui fait tourner la tête et le coeur de Jos Maquillon, est sortie tout droit de l’école de rang qu’il fréquenta à Hébertville : «Je venais du rang Caron, à Hébertville, et j’ai eu la même institutrice pendant cinq ans. Elle s’appelait Mademoiselle Thérèse. C’était une institutrice extraordinaire, une femme intelligente. On était 16 élèves pour les sept ou huit divisions de la classe. Je n’ai fréquenté cette école que pendant cinq ans avant d’être admis au Séminaire. Mademoiselle Thérèse nous stimulait beaucoup. J’aimais composer et je me rappelle la fierté de Mademoiselle Thérèse quand, à la fin de l’année, elle m’envoyait lire mes compositions lors des activités au village.»
Du côté paternel comme du côté maternel, les grands-parents de Ghislain Bouchard ont colonisé la région. Sa grand-mère paternelle, Marie Laberge, était issue d’une famille pionnière de Saint-Prime. Son père était navigateur depuis l’âge de 15 ans. Il fut un pionnier parmi les navigateurs du lac Piékouagami, le lac Saint-Jean d’aujourd’hui. À l’époque où Louis Hémon écrivait son roman Maria-Chapdelaine, le bateau de cet aïeul faisait la navette entre Roberval et Péribonka. La famille Laberge possédait presque tout le territoire où le village serait construit. C’était une famille très à l’aise dont les rejetons sont presque tous devenus millionnaires. Cependant, sa grand-mère était une femme malade, qui a mis au monde une dizaine d’enfants, avant de devenir presque aveugle : «Elle n’a pas pu leur communiquer grand-chose, et c’est mon grand-père, un homme sage, mais qui ne savait ni lire ni écrire, qui a transmis à ses enfants une certaine philosophie de la vie. Et surtout, il savait compter. Et surtout, il savait raconter! Le souvenir le plus extraordinaire que j’ai de lui, c’est qu’il parlait ce langage qu’on retrouve dans certaines provinces de France, le vrai français ancien.»
Ghislain Bouchard est le troisième des cinq enfants de Georges-Henri Bouchard, natif de Saint-Prime, et d’Emma Ouellet, originaire de Saint-Félicien : «Mon père, Georges-Henri, était électricien. Il avait eu une jeunesse dure. À 17 ans, ma mère était déjà maîtresse d’école, dans un rang de Saint-Félicien. Elle venait d’une famille très pauvre, mais elle a réussi à fréquenter la classe préparatoire à l’enseignement pour enseigner deux ans dans une classe à divisions multiples, comme celle de Mademoiselle Thérèse. Mon père : un géant, un homme fort et puissant, avait commencé à travailler à 13 ans, à la construction d’une ligne de chemin de fer. À peine avait-il appris à lire et à écrire à l'école du rang. Plus tard, il fut obligé de réapprendre la lecture, grâce à ma mère, qui lui a aussi enseigné l’écriture.»
À 22 ans déjà, Georges-Henri Bouchard était opérateur d’une centrale hydroélectrique à Saint-Prime, son village natal. Très adroit. Il démontait la machine et la nettoyait, puis la remontait. Les ingénieurs d’Hydro-Québec lui disaient : «Georges-Henri, ça peut pas marcher de même!» Il leur répondait : «Si ça marche pas de même, ça marche pas!» Même si son apprentissage de l’écriture avait été tardif, il fut toujours un passionné de lecture. La politique et les affaires publiques l’intéressaient au plus haut point. «Je me rappelle qu’il fut le seul, dans l’entourage, à voter pour le Bloc populaire lors de la création de ce parti.»
Ghislain Bouchard se souvient de la Chevrolet 1930 de son père : «Il l’a gardée pendant 20 ans! J’ai le souvenir qu’il défaisait complètement sa voiture. Il sortait le moteur, le frottait, le huilait et remettait tout en place et pourtant, ça marchait! Il avait un talent extraordinaire pour la mécanique! »
Mais pendant la crise de 1929, Georges-Henri Bouchard s’est retrouvé pendant deux ans sans travail et sans ressources, avec des bouches à nourrir : «C’est à ce moment que mes parents ont tout perdu : leurs meubles, leur voiture. Il avait beau travailler dans la forêt ou à divers petits travaux, il « mangeait ses bas », comme il disait. Il gagnait moins que cela ne coûtait pour manger trois repas par jour. C’était un bon gars; bon et costaud. Plus tard, il devint opérateur d’une centrale électrique installée sur la Belle-Rivière, près du rang Caron à Hébertville.»
Georges-Henri Bouchard est mort à l’âge de 79 ans. Si, dans sa jeunesse, il avait résisté à un choc électrique de 6 000 volts, celui de 13 000 volts que lui réservait le destin lui a brûlé un doigt d’une main et a affecté l’autre main, alors que le feu l’a projeté en bas du poteau électrique. Malgré ces accidents, il ne mourut que 40 ans plus tard.
Emma Ouellet était beaucoup plus sévère que son mari avec les enfants. Ne pouvant continuer à enseigner après son mariage, elle faisait de la couture. Elle était l’artiste de la famille. À la maison, elle accomplissait des miracles avec pas grand-chose! «C’est la meilleure cuisinière que j’ai jamais rencontrée », affirme son fils, épicurien de toujours. Et pendant les années difficiles causées par la crise économique, elle contribuait courageusement à faire vivre la famille en préparant des banquets au cours de l’été, pour toutes les occasions qui se présentaient, de Dolbeau à la Malbaie : les mariages, les noces d’argent, les 50e anniversaires de mariage ou de sacerdoce, les noces de diamant, etc. «C’est ce qui nous a permis d’aller aux études. C’était le supplément de revenu nécessaire. Mon père a travaillé à nouveau, mais tout de suite après la crise, en 1936-1937, il a été floué par un avocat faute d’avoir pu rembourser un compte de quelques dizaines de dollars.» La famille perdit presque tous ses biens.
Vers la fin de la guerre et pendant les années 1950, Ghislain Bouchard était l’assistant-cuisinier de sa mère : « Je cuisine encore! », il ne se faisait pas prier pour faire sauter quelques 100 à 150 bouchons de bouteilles de champagne lors de ces réceptions : «Les prix n'étaient pas les mêmes à cette époque, et notre dollar beaucoup plus “valeureux”. Comme je n’avais alors que 16 ou 17 ans, je ne vous garantis pas que je n’en sortais pas un peu gris.» Ghislain Bouchard se souvient des spécialités culinaires de sa mère : dindes farcies, saucisses miraculeuses, gâteaux de noces à six étages, entrées faites d'oranges sculptées. «Toute la famille était de la partie. Le père transportait les poêles, la vaisselle et les victuailles, ma soeur s’occupait du service et moi, j’étais le modeste assistant-cuisinier de ces banquets qui se tenaient dans des salles publiques. Et que dire des menus! À sept plats pour 3,50 $, ce n'était vraiment pas cher! Ma mère était habile non seulement à la cuisine, mais à la couture, à la sculpture, à la culture des plantes, et quoi encore. Elle était rapide et efficace dans toutes sortes d’arts. Pour décorer les plats, elle vous sculptait un oiseau en 30 secondes, une rose en 45 secondes.»
Emma Ouellet cousait aussi, pour sa famille et pour des clientes. Dans le temps de la crise, elle pouvait vous coudre un manteau d’hiver dans une nuit, «ce qui lui rapportait «une piastre, une piastre et demie». Elle a confectionné des dizaines de robes de noces, même celle de notre mariage en 1955. Elle était magnifique! Elle supportait les gens qui avaient envie d’apprendre. Elle nous montrait toutes sortes de choses. C’est une femme qui aimait constamment expliquer, enseigner. Elle avait envie de créer des choses. S’il y a quelqu’un à qui je ressemble, c’est bien à ma mère!»
Comme elle, Ghislain Bouchard prend soin de son jardin et de ses fleurs : «Nous étions pauvres, mais elle réussissait à ensemencer 2 000 plants dans sa “couche chaude”, chaque année. Je plantais avec elle et mon père faisait les jobs de bras. Il labourait. Il nettoyait.»
Emma Ouellet Bouchard est décédée trop jeune, selon son fils : Son coeur l’a laissée à 63 ans. Elle a trop travaillé. «Lorsque mes parents, dans les années 1920, sont demeurés à la centrale électrique de Saint-Prime, ma mère s’en occupait autant que mon père, parce qu’il fallait de la surveillance 24 heures par jour. Quand l’un partait, l’autre restait. Elle conduisait la voiture. Ma mère était une femme hors pair.»
Si la vie d’Emma Ouellet et de sa famille n’était pas facile, elle n’était pas pour autant dénuée du plaisir de vivre. Comme en témoignent ces soirées de bridge qui réunissaient bien du monde autour de la table familiale, dans le rang Caron, à Hébertville, de 1937 à 1960.
«Bien avant que je vienne au monde, mes parents jouaient au bridge, surtout ma mère, avec les amis de mon père, les patrons de la Compagnie électrique du Saguenay. Mon père était toujours disposé «comme quatrième» et avait les mains pleines de jeu. Ma mère était une excellente joueuse. Mais tous ces gens venaient aussi parce qu’ils savaient qu’ils mangeraient mieux qu'au restaurant.»
Le petit Ghislain âgé de huit ou neuf ans, les regardait jouer au bridge du haut de l’escalier: «Aujourd’hui, je joue encore, même avec mon «maudit ordinateur». Parmi ces invités : des ingénieurs, des techniciens, du personnel administratif, des fermiers, trois, quatre familles de gens « intelligents » : des Fortin, des Savard, des Pelletier. Tout ce beau monde venait jouer au bridge chez les Bouchard deux ou trois fois par semaine. «Ma mère en était le pivot.»
Observer ces adultes, regarder ses grands-parents, ses tantes, ses oncles, étaient une activité passionnante pour Ghislain Bouchard : «J’avais l’oeil très ouvert et j’entendais parler de toutes sortes de choses, même « des problèmes féminins » de ces dames qui complotaient ensemble. J’en savais un lot à ce sujet. J’ai toujours eu l’oreille extrêmement fine. Encore aujourd’hui, je peux entendre des choses qui se passent dans la rue, la porte fermée. Je ne dormais pas beaucoup. Je n’étais pas un dormeur. Par contre, Ghislain Bouchard ne se souvient pas d’avoir tellement entendu parler des difficultés financières de son père, parce que, dit-il : « Ma mère nous enveloppait de sécurité et mon père, quand il se décourageait, le faisait discrètement… »
Les années du Séminaire
Au Séminaire, le jeune Bouchard lisait plus qu’il n’apprenait de leçons de ses maîtres. À la maison, il n’y avait pas de livres, mais chaque fois qu’il allait chez ses tantes, il lisait tout ce qu’il y trouvait : «L’Encyclopédie de la jeunesse, par exemple, que j’ai lue de la première à la dernière page. À notre école primaire, on trouvait à peine quelques douzaines de volumes.» C’est le curé de la paroisse, Elzéar Tremblay, le frère du Père Laurent Tremblay, l’auteur du pageant de 1938, qui a convaincu Georges-Henri et Emma Bouchard d’envoyer leur fils au Séminaire. Elzéar Tremblay était un homme absolument charmant et intelligent, un homme d’une belle dimension intellectuelle. «J’avais fait ma communion solennelle et après, j’avais jasé avec lui. Mon père était bien conscient qu’il n’avait pas eu la chance d’aller à l’école et il disait : Si vous avez la chance d’y aller, vous irez. - Deux de mes soeurs ont fréquenté l’École normale et ont enseigné. Mon frère a été envoyé dans plusieurs collèges. C’était le poète de la famille, mais il préférait s’amuser, chanter, batifoler. Pourtant, il avait du talent. Probablement plus que moi.»
Dans les matières qui l’intéressaient, Ghislain Bouchard avait de bonnes notes : «J’ai toujours réservé un intérêt modeste aux mathématiques et aux sciences, mais j’ai réussi quand même!» Partir de la maison à 13 ans n’a pas été facile : «Même si on voyageait assez souvent en famille, chez les oncles et les tantes, de Saint-Prime à Bagotville, et d’Alma à Dolbeau, partir du rang Caron, où j’étais le chouchou de la maîtresse d’école et de ma mère, ne se fit pas sans peine. J’étais aussi très indépendant et je n’aimais pas me faire piler sur les pieds.»
Au cours des deux premières années, Ghislain Bouchard s’est fait «un peu bardasser» par ses confrères de classe et s’est fait cogner sur le nez plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il se «mette aux poids et haltères» : «Ça explique mes bras. La troisième année, au Séminaire, j’ai combattu un peu tout le monde de la petite salle. Quand je suis arrivé à la grande salle, en Versification, il m’a fallu refaire mes preuves et faire face à tous ceux qui se présentaient. Après, je n’avais peur de personne. Mon père avait du chien, les Ouellet aussi. J’aimais gagner et détestais perdre.»
En Méthode, Ghislain Bouchard communiquera à ses camarades du Séminaire, le goût du bridge : «Pas un gars de la classe n’a quitté le Séminaire sans avoir joué au moins une fois à ce jeu. J’étais contagieux!» Plus turbulent qu’au primaire, il a été mis à la porte «une couple de fois» et son père l’a incité à négocier son retour : «C’étaient des peccadilles, de petites chicanes, de modestes petits spectacles au dortoir.» Il s’amuse encore du temps où, dans une cabane, quelque peu éloignée du Séminaire, il jouait au bridge, l’hiver, bien entendu, et que dans un chalet du Séminaire, près de la rivière Langevin, il faisait des crêpes, sur un poêle à trois ponts, pour ceux qui travaillaient aux pistes de ski ou à l’aménagement du terrain sur lequel était construit le chalet. «Tous les jeudis et les dimanches, en après-midi, les soeurs Antoniennes me préparaient un grand seau de pâte à crêpes et je faisais sauter 100-150 crêpes. Quand t’es cuisinier, t’as une certaine notoriété. «Boulimique, je vous le dis!»
«Au Séminaire, les premières années, quand je suis tombé dans les bibliothèques, j’ai exagéré. J’ai lu tout ce qu’il y avait. J’ai lu de jour ou de nuit, en cachette, dans la toilette, la nuit, seul endroit où il y avait de l’éclairage… ça été mon exutoire! Les cours de latin? « Un petit peu ennuyeux… » Mais il regrette de ne pas avoir étudié ses déclinaisons comme il aurait dû.
Plus tard, «Quand je me suis intéressé aux langues, j’ai appris le russe, un peu d’espagnol, d’italien, de portugais, l’anglais, évidemment. J’aurais voulu ne faire que ça! J’ai toujours aimé les langues. Pendant les cours de français et d’histoire, je n’ai jamais manqué une minute d’attention! » Il participe aux activités de la Société du bon parler français, en Syntaxe, en Méthode et en Versification. «On déclamait une fois par mois ou plus. La première fois, je me suis risqué avec La Cigale et la Fourmi. J’ai eu un trou de mémoire et je n’ai jamais été capable de me rendre plus loin que la quatrième ligne. Cela m’avait froissé. J’avais fait rire de moi, évidemment. Je m’étais dit : Mon maudit, la prochaine fois, tu vas passer. - Avec Les Animaux malades de la peste, j’ai passé et je m’en souviens encore.»
Une fois à la salle des plus grands, Ghislain Bouchard se lie d’amitié avec l’abbé Philippe Fortin, un professeur d’histoire, un homme de théâtre, un pianiste et un directeur d’orchestre qui mettait en scène Molière, Racine et bien d’autres. «C’est un personnage avec qui j’ai eu une complicité extraordinaire, non seulement au Séminaire, à partir de la Versification, c’est-à-dire vers 1949, mais jusqu’aux années 1960. Quand j’ai moi-même fondé des troupes de théâtre, il est venu me trouver. C’est d’ailleurs avec lui qu’en Philo I, au cours de l’année, le groupe de ma classe présente Le Médecin malgré lui avec un succès certain.» Puis, pour participer à la levée des fonds pour la construction de la chapelle du Séminaire, la troupe décide de partir en tournée, à laquelle participe notre quatuor «Séminaro», déjà célèbre au Séminaire. «Un maître de salle a accepté de nous encadrer. Il avait une voiture. Trois gars montaient avec lui et les dix autres partaient sur le pouce et venaient les rejoindre. Tous nos décors et costumes entraient dans la valise de l’auto. Après la distribution des prix, qui se faisait en après-midi, nous avions préparé une représentation pour la salle du Bassin. Trois cents personnes y assistèrent. On a donné 35 représentations, de Dolbeau à La Malbaie, en 40 et quelques jours, et on a ramassé 3 000 $ pour la chapelle et 1 000 $ pour payer nos dépenses.»
La prise de ruban
À la fin du baccalauréat, au moment où les séminaristes font connaître leur choix de carrière, lors de la «prise de ruban», Ghislain Bouchard a pensé, un instant, comme bien d’autres, à entrer en religion, mais… dans sa vie, il y avait sa compagne de toujours, Olivette Hudon : «Elle a sauvé ma vocation de laïc. Et pour la prise de ruban, ce n’était pas compliqué. Il y avait 30 curés, 10 Pères blancs, sur 90… J’étais le seul en histoire et géographie, ce qui m’étonne un peu parce que le domaine est important.» Les gens n’y voyaient pas leur gagne-pain. Ghislain Bouchard n’avait pas de projet précis ni d’objectif immédiat : «Je me foutais pas mal de ça. Je voulais étudier l’histoire puis la géographie. J’aimais toujours dessiner.»
Ghislain Bouchard choisit la Faculté des arts et des lettres, où Mgr Félix-Antoine Savard était doyen en cette première année. Ce dernier lui obtint une bourse de 300 $, à laquelle s’ajoutera, l’année suivante, la bourse de Duplessis (remise en billets de 20 $ par le Premier Ministre en personne). «J’avais environ 600 $ de revenus et les droits de scolarité en coûtaient 200 $. On ne vivait pas riche avec ça. Alors, les vendredis maigres, je faisais du pouce et j’allais chez Olivette, où je bouffais pendant deux jours!» Il suit des cours en histoire, géographie, lettres, sciences sociales; entre autres avec le Père Georges-Henri Lévesque et l'amusant Doris Lussier, secrétaire du précédent. La télé en fera le Père Gédéon de La Famille Plouffe de Roger Lemelin. L’histoire économique et les théories économiques s’ajouteront à son bagage. «Et pour une fois, je suivais tous les cours aux Sciences sociales parce qu'ils m'intéressaient. J'étais bien copain avec le Père Lévesque qui, à son tour, m'a déniché une bourse de 300 $. Mon année scolaire m'avait coûté en tout 700 $. Je jouais au théâtre avec les «Treize» et quand je ne pouvais pas aller retrouver Olivette, c’est elle qui venait à Québec.»
Olivette
«Olivette était la plus jolie des fleurs à cette époque et elle est encore pas vilaine 52 ans plus tard», dit Ghislain Bouchard, avec un trémolo dans la voix. Ils s’étaient rencontrés alors qu’il était en Rhétorique. C’est à elle que La Fabuleuse et près d'une centaine de pièces de théâtre, d'opérettes et de spectacles historiques, doivent leurs costumes. Elle en a dessiné et fait confectionner près de 5 000, aidée, évidemment, d’une équipe allant jusqu’à sept couturières. Pour La Fabuleuse, chaque année, il fallait refaire les ajustements, car les uns avaient engraissé, d’autres avaient grandi, quelques-uns avaient vieilli ou changé de rôle. Son travail en compagnie de Ghislain Bouchard a débuté bien avant La Fabuleuse. Bien avant, pendant et après l’arrivée et l’éducation de leurs cinq enfants, elle a été la fidèle partenaire, du temps de «La Marmite», dont on parlera plus loin, en s’occupant tout d’abord du maquillage des comédiens. Olivette précise : «Le premier groupe de théâtre qui a été fondé par nous l’a été dans notre cuisine de la rue William à Chicoutimi. Il s’appelait le Théâtre du Coteau. À un certain moment, on a écrit ensemble. Lui faisait toujours la mise en scène et moi, je m’occupais « d’améliorer les textes et d’habiller les gens». Avec La Fabuleuse, là, vraiment, c’était de la direction de personnel en plus de la création, et beaucoup de logistique derrière la scène.
À l’aise dans les coulisses, Olivette Hudon n’est pas une femme dans l’ombre d’un grand homme : «Non, non, je n’étais pas dans l’ombre. Ma liberté est acquise et ça fait longtemps que je la préserve.» Olivette Hudon est née à Hébertville; c’était une fille du village, tandis que Ghislain venait du rang. Secrétaire bilingue diplômée, elle a suivi des cours d’administration spécifiques à la gestion des commissions scolaires et des affaires municipales. Elle a été secrétaire trésorière adjointe de plusieurs de ces corporations. Ses parents étaient tous deux musiciens et son père était l’organiste de la paroisse : «C’était un pianiste extraordinaire et un expert en sciences comptables et en administration. Chez nous, on apprenait la musique comme on apprenait les mathématiques. Quand le Père Laurent Tremblay a écrit son fameux pageant de 1938, les réunions du conseil d’administration se tenaient chez nous.»
Étudiant et passionné de théâtre
En 1952-1953, à l’Université Laval, huit ou dix de ses anciens séminaristes de Chicoutimi s’étaient retrouvés dans la Troupe des Treize, avec la comédienne Denise Proulx qui, à un certain moment, ne savait pas trop quoi monter : «Je lui ai dit que j’avais quelque chose de tout prêt et que qu'elle seule manquait à la troupe. Avec les seins qu’elle avait, elle ferait une formidable nourrice. Quand on jouait au Séminaire, les gars jouaient les rôles de filles et des seins de gars, ce n’était pas fameux…»
Avec cette pièce, la Troupe des Treize s’est rendue au «Dominion Drama Festival» et a gagné le premier prix : «C’était mon premier prix officiel, un ouvre-bouteille en argent. Ça nous a lancés.» De 1953 à 1955, Ghislain Bouchard est devenu codirecteur de la Troupe des Treize. En 1955, il fonde le Théâtre du Coteau, qui présentera une dizaine de spectacles en cinq ans. Après une année consacrée à l’étude des répertoires français et québécois, il crée, à Jonquière, en 1961, ce qui s’avérera une solide troupe d’amateurs, La Marmite, qui commettra une quarantaine de spectacles et d'émissions de radio et de télé, de 1961 à 1969 et qui raflera les prix des meilleures mises en scène et des meilleures productions au Festival d'art dramatique du Canada, en 1960, 1965 et 1967.
C’était la belle époque des festivals nationaux de théâtre. Le Théâtre du Coteau a été invité à Sherbrooke, à Montréal et à Vancouver. La Marmite a triomphé dans cinq ou six festivals, à Québec, à Trois-Rivières, à Alma, à Vaudreuil, à Montréal. Puis, à ces troupes et à quelques autres, succédèrent des spectacles historiques.
Ce fut le cas, en 1960, du Mariage de Pierre Tremblay, racontant l’histoire d'un très prolifique ancêtre des familles de la région et du Québec, et un autre spectacle, franchement politique, intitulé Ce qu’il faut faire pour continuer… «Continuer le Québec, continuer l’Amérique, s’entend», précise Ghislain Bouchard, «car le pays du Québec, son émancipation, m’ont toujours été très chers ». Dans cette même vogue des spectacles historiques, s'inscrit Aux Armes!, une pièce présentée vers 1971, encore plus provocante.
Mais Ghislain Bouchard entretient toujours un goût certain pour l’opérette. Il se lance dans la production de cinq oeuvres du genre, surtout d’Offenbach, avant de produire, en collaboration avec Dominique Laprise, qui en écrivit la musique, une comédie musicale Entre Deux Temps.
Ce fut une entreprise osée. La pièce provoqua des réactions extrêmes, allant de la surprise au plus grand des enthousiasmes. C’était en 1984, et les cégeps venaient d’être créés. «Notre spectacle mettait en scène 120 participants, des cégépiens, qui étaient présentés comme les futurs héros de notre société. Parmi les participants, un orchestre de 30 musiciens. Petit à petit, germait dans ma tête cette idée d’un spectacle historique à grand déploiement, comme j'en avais vus aux États-Unis et en France, particulièrement en Vendée où j'avais assisté au spectacle du Puy-du-Fou. J'étais historien autant que metteur en scène et j'avais éprouvé bien des frustrations en étudiant l'histoire de la région.»
En 1971, lors d’un voyage en Bavière, Ghislain Bouchard avait été déçu que le célèbre spectacle d’Oberammergau, fruit d'une promesse et d'une gratitude collective (avoir été préservé de la peste lors d'une épidémie au milieu du XVIIe siècle) ne fût pas présenté cette année-là, comme il ne revient qu'à tous les dix ans : «2 500 comédiens présentent ce spectacle pendant six mois et 500 000 spectateurs y assistent. Une entreprise, quoi! J’ai raté la représentation de 1980 et celle de 1990. J’ai assisté à celle du 4 septembre 2000. »
En 1986, Ghislain Bouchard est invité à présider un comité culturel en préparation des fêtes du 150e anniversaire de la région : «Après trois réunions, j’ai remis ma démission et proposé de monter un spectacle susceptible de faire oublier ce pageant du centenaire dont on parlait encore. Ce serait La Fabuleuse Histoire d’un Royaume.»
La passion de l’histoire
Tout petit, à l’âge de six ans, Ghislain Bouchard avait été purement et simplement émerveillé (dans la mesure de ses capacités de compréhension) en assistant au pageant organisé par le Père Laurent Tremblay, à l’occasion du 100e anniversaire de la région (1938). Au cours de ses années de Séminaire, Ghislain Bouchard est en contact étroit avec Mgr Victor Tremblay (frère du Père Laurent), un professeur d’histoire qui lui enseigne pendant trois ans. C’est lui qui a fondé la Société historique du Saguenay. Pendant ses temps libres, Ghislain Bouchard travaillera bénévolement à la Société historique. «C'était un grand maître de notre histoire et un éclaireur de notre société.»
Mais pour revenir à l'histoire de la famille Tremblay, en 1917, quand un Américain et un dénommé Scott ont voulu construire une centrale électrique dans la région d’Alma, leur barrage a fait monter le niveau du lac de cinq à six mètres, provoquant ainsi l’inondation des terres agricoles du père de Victor et Laurent et de nombreux voisins. Toutes les terres basses ont été perdues pour l’agriculture, même celles qui n’étaient pas recouvertes par l’eau, mais qui se trouvaient juste au-dessus de la nappe phréatique. Onésime Tremblay, le père de Mgr Tremblay, s’est battu pour faire réparer cette injustice. En intentant de nombreux procès, une saga a abouti à la Cour du banc du Roi, à Londres.
Il a fait faillite mais ses fils en ont gardé une blessure profonde. La mésaventure de ses parents a sans doute compté pour beaucoup dans son ardeur à dénoncer l’exploitation des «Bleuets» par les anglophones qui considéraient ces travailleurs comme du «cheap labor». «Il lui arrivait de nous enflammer avec ses récits de la Révolte de 1837. On écoutait avec passion ses envolées presque lyriques. À l’université, j’ai étudié avec Marcel Trudel, qui, tout en étant compétent, faisait preuve de moins d’ardeur pour les patriotes que Mgr Tremblay… Il tirait ses subventions du gouvernement fédéral.» Ghislain Bouchard est toujours passionné d’histoire et sa bibliothèque est bien garnie : «J’ai beaucoup de livres. Je dois bien en avoir 5 000, dont 4 000 en histoire.»
Une vie après La Fabuleuse
En 1992, déjà, Ghislain Bouchard prépare la suite de La Fabuleuse : «Je commence à me dire que La Fabuleuse ne sera pas éternelle.» Il écrit une histoire des patriotes, Le Tour du monde de Jos Maquillon, l’amoureux de Mademoiselle Thérèse, qui est pourchassé par les Anglais et qui fuit dans différents pays. Ce spectacle est présenté après La Fabuleuse, dans une même saison, en 1994. Le public se rue sur les places disponibles, 85 000 spectateurs! Et en 1995, ils étaient 95 000 à assister aux deux spectacles. «Nous avions corrigé les lacunes reliées aux projections d’images géantes.» En 1997, Le Tour du monde de Jos Maquillon fut présenté pour la dernière fois : «Le choix du nouveau metteur en scène était discutable. On avait réussi à massacrer le spectacle et le public n’était pas dupe. Il est certain que tous ces grands spectacles doivent être régulièrement évalués. Ce sont de grandes machines et il faut en corriger les faiblesses.»
En 1995, Ghislain Bouchard quitte La Fabuleuse parce que la Ville de La Baie nomme un directeur général pour diriger le spectacle : «J’ai refusé. Depuis 1955, j’ai probablement écrit ou mis en scène plus de 100 spectacles et je les ai toujours dirigés moi-même, et je crois qu’il en sera ainsi jusqu’à ma mort.»
En 1996, Ghislain Bouchard produit La Tournée folle du Grand-Brûlé de Laterrière, qui raconte les aventures et la vie du Père Honorat, cet Oblat né à Aix-en-Provence, à l’origine des premiers mouvements coopératifs de chez nous, afin que les pionniers québécois soient en mesure d’affronter les familles Price et Peter McLeod, qui payaient les travailleurs, non en argent sonnant mais en « pitons », qui n’avaient valeur de monnaie qu’à leurs magasins généraux : «Les exploiteurs anglophones se sont empressés de l'empêcher de nuire à l'économie de la région.» La Tournée consiste en un parcours de 13 stations sur une distance de deux kilomètres, qui permet au spectateur de découvrir le charme des édifices patrimoniaux, ici, une église, là, un presbytère, un moulin, les sentiers de la Rivière-du-Moulin. Cette Tournée est jouée sans bande sonore, cette fois, par une équipe de 150 comédiens.
En 1997-1998, Ghislain Bouchard met en scène Le Roi Lion, d’après l’oeuvre de Walt Disney, avec 120 comédiens, à Jonquière. Il présente aussi La Grande Embardée, à Desbiens, pour célébrer le 350e anniversaire de la découverte du Lac-Saint-Jean. Les 180 comédiens racontent les aventures d’un frère mariste enseignant, l’un de ceux à qui le Saguenay doit véritablement sa vie culturelle. La première année se solde par un magnifique succès et des revenus importants pour la municipalité. La deuxième année, le mauvais temps, même un «déluge» empêchent cette production de connaître le succès mérité. «La production de La Tournée folle du Grand-Brûlé, du Roi Lion et de La Grande Embardée, raconte Ghislain Bouchard, fut l’oeuvre de notre équipe familiale, pour ainsi dire, Olivette assumant la création des costumes (sauf pour le Roi Lion), Bastien, la direction technique et Stéphanie impliquée depuis une quinzaine d’années dans nos spectacles, de l’assistance à la mise en scène. »
De tels spectacles (qu’on disait démesurés), sont évidemment : événements exceptionnels. Pour les créer, la passion du travail est nécessaire, et leur dimension constitue un attrait indéniable. Additionnez musique originale, centaines de comédiens, autant de costumes, effets spéciaux surprenants, bon texte, mise en scène féerique, et vous tenez une fabuleuse histoire. Les sensations projetées vers le public sont très fortes et permettent de dépasser bien des seuils d’émotion. Le gigantisme, cependant, est impossible sans une organisation solide comme le fut celle du 150e anniversaire de la région à de Ville de La Baie.
Le problème d’argent est toujours présent dans ces productions et, selon Ghislain Bouchard, «il faut faire avec ce que l’on a», par exemple, en 1988, la patinoire de Ville de La Baie était presque inutilisée. Elle fut donc démantelée pour faire place à une scène énorme et pourvue de bancs de fortune. Puis, après deux hivers de réaménagements coûteux, la Ville a donné priorité au spectacle, à cause des retombées économiques plus qu’intéressantes pour la ville et la région. La salle actuelle peut accueillir 2 500 spectateurs. La Ville a réinvesti les profits dans l’amélioration des lieux, en installant la climatisation, par exemple, et des toilettes plus convenables pour les dames. Une écurie a été aménagée, de même qu’un garage. Des portes ont été percées. On a aménagé une salle d’accueil pour les comédiens. Les sièges des spectateurs sont maintenant plus confortables et une transformation majeure, actuellement en cours, en fera une salle de grand prestige, après des investissements de trois millions de dollars.
Il est bien loin le temps où plusieurs personnes doutaient du succès de La Fabuleuse. En 1988, les représentants de la Ville étaient nerveux. Quand on lui faisait part, alors, des inquiétudes de tout un chacun, Ghislain Bouchard répondait : «La première a lieu dans deux jours. Attendez de voir!» Il en est toujours aussi convaincu aujourd’hui : «Répétitions et représentations sont des contextes bien différents. Il se produit une sorte de déclic quand le public est là.» Sans trop vouloir charrier, Ghislain Bouchard nous rappelle que Molière et Shakespeare comptaient tous deux sur cette chimie.
Quand on a commencé, on trouvait, à la Baie, quatre petits hôtels ou auberges qui vivotaient, quelques vieux bars, des restaurants quelconques. Dans ces domaines, depuis, de nombreux emplois ont été créés. Grâce à La Fabuleuse la ville a pu profiter d’une conjoncture économique plutôt favorable. Il y a maintenant de bonnes tables et des entreprises profitables. Les retombées sont évaluées à neuf ou dix millions de dollars par année.
« Dites aux gens que j’ai rassemblé du monde… »
«Bien sûr, vous pouvez aussi dire que le spectacle était bon, mais dites aux gens que j’ai rassemblé du monde… », conclut Ghislain Bouchard, avant de poursuivre : «Il ne faut pas oublier que ce spectacle est le fruit d’une conception générale du pays que m’a laissée l’étude de l’histoire. Dans mes rêves, je suis constamment en train de le recréer. Dans La Fabuleuse, j’ai écrit une première partie faite de clins d’oeil vers des événements connus de tous les Québécois. Le choc des premiers contacts avec les Amérindiens, les misères de Champlain, les mauvais souvenirs rattachés à Montcalm et à Wolfe, la révolution américaine. Souvent, j’ai traité ces moments avec humour, mais ils n’en symbolisent pas moins la difficulté des Québécois à maîtriser leur destin et l’impression terrible qu’il n’y aura jamais de gagnant au Québec. C’est, je crois, l’idée qui revient avec le plus de constance, même si les spectateurs n'en saisissent pas toujours la gravité.»
Ghislain Bouchard a été un pionnier du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) au début des années 1960. Dans les années 1940-1950, son père Georges-Henri Bouchard, votait pour le Bloc populaire, alors que ses concitoyens votaient « Rouge » ou « Bleu » : «On discutait beaucoup dans notre milieu. On était nationaliste et on jouait au bridge.» Plus tard, quand les spectateurs sortaient des représentations du Tour du monde de Jos Maquillon, Ghislain Bouchard aimait bien les entendre dire «qu’ils s’étaient fait tripoter l’héritage» : «Malgré tout, la pièce finissait sur une note optimiste, tenant compte du fait que le cours des choses semble se modifier en notre faveur. Le Québec vit! Il a une âme! Il est fort! Il commence à se faire valoir sur le plan international. Aucun risque! Les Anglais ne nous boufferont pas! »
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